Sophie Corbillé
Janvier 2002
De la distinction rive droite/rive gauche à l’opposition est/ouest
Les processus de construction d’un espace identitaire : l’est parisien
1- Délimitation de l’objet de recherche
L’est parisien est aujourd’hui synonyme dans de nombreuses revues de territoire « branché » où une certaine catégorie de jeunes ou de moins jeunes habitent, sortent, se promènent… Ce sujet pourrait alors paraître à certains égards léger et dans l’air du temps, un sujet où le personnage médiatique du bo-bo (bourgeois bohême) serait la vedette. Pour connaître ce que serait l’est parisien, il faudrait alors le suivre dans les bars où il sort, le regarder vivre dans son loft (pour les plus fortunés), l’accompagner dans les discothèques où il danse sur des musiques du monde et se promener à ses côtés le long du Canal Saint Matin. On ferait alors une monographie d’un groupe social qui s’exprimerait dans un espace propre, décor particulier aux couleurs pittoresques (par exemple le rouge du populaires) dans lequel il s’épanouirait.
Au contraire, cette recherche se situe dans un cadre totalement différent : il s’agit bien d’abandonner ce lien totalisant entre espace et groupes particuliers et de rompre avec le désir latent et pratique de construire de la totalité. Nous ne nous intéresserons donc pas à ce que pourrait être un habitant type de l’Est parisien dont la personnalité serait définie et définitive (il habite tel type d’habitat, mange telle sorte de nourriture, aime tel type de musique…) et à ce que serait la culture de l’est parisien, mais bien aux processus qui participent à cette construction, construction subtile d’espace et d’identité sans cesse négociée et en transformation.
Nous sommes bien ici dans la perspective d’une anthropologie de la ville et non pas dans la ville où le choix d’un terrain portant sur un espace vaste prend tout son sens puisque la ville entière elle même peut alors s’offrir au regard l’anthropologue. L’est parisien est un espace vaste, hétérogène, aux frontières floues et mouvantes et dont l’existence comme entité reste incertaine voire contradictoire selon qui parle. En effet, qu’il y a-t-il de commun entre Barbes, la rue Oberkampf et Bercy ou Daumesnil ? Quels liens existent-t-il entre des arrondissements comme le 19ème et le 20ème et le 12ème. La goutte d’Or fait-elle partie de cet Est au même titre que Belleville ? Et même, en quoi Montreuil, le nommé 21ème arrondissement par Nova magazine appartient-il à l’Est parisien ?
Et pourtant, on parle bien aujourd’hui de cet est parisien et ce travail se veut de prendre au sérieux ces discours qui parlent tous, de façons certes différentes, de la création d’un nouveau territoire qui fait sens. Il s’agit donc dans ce travail de comprendre comment les gens se constituent eux-mêmes pour être des habitants de l’est parisien, et comment ils font de cet est quelque chose de singulier.
2- La construction de l’objet
Les situations urbaines
Il est nécessaire, entre autre pour ne pas tomber dans la tentation totalisante mais surtout pour appréhender le terrain de la façon la plus complète possible, de contextualiser cette recherche. Contextualiser à un niveau que l’on pourrait qualifier de général c’est-à-dire se référer à l’histoire de cette ville, aux données économiques, géographiques, urbanistiques, aux recherches sociologiques… Ce cadre général est essentiel pour ensuite comprendre les récits des différents acteurs qui participent à la construction de cet espace.
Les récits de ville
La ville se vit, se parcourt et se raconte. Cette recherche propose de travailler sur les nombreux récits de villes de certains acteurs, récits qui sont autant de promenades sur un territoire.
Suite à une recherche préliminaire sur cet espace oriental parisien, nous avons choisi plusieurs acteurs qui semblent essentiels pour comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la construction d’une identité territoriale. Ce choix pourrait être critiqué ; pourquoi choisir certaines personnes plutôt que d’autres ? Quels sont les critères de sélection ? Et enfin, ce choix ne permettrait-il pas alors de confirmer certaines hypothèses de départ avant même de commencer l’enquête ? Au contraire, le choix de ces acteurs est né du parti pris de ne pas rendre compte d’une totalité mais de comprendre les mécanismes de construction auxquels différents acteurs participent.
Ces acteurs peuvent être regroupés dans plusieurs grands groupes :
- les acteurs de la politique urbaine. Ce sont en premier lieu les responsables de la politique urbaine de la ville de Paris travaillant à l’APUR (atelier parisien d’urbanisme) et à la ville de Paris. Mais Paris est aussi une capitale où l’Etat imprime sa marque et il faudra donc s’intéresser de près aux choix étatiques pour l’est de Paris. Ces acteurs pensent la ville, prennent des décisions et les mettent en œuvre mais ils doivent négocier leurs choix avec d’autres acteurs et de plus en plus peut-être.
- Les médias et en particulier la presse écrite. Il s’agit de magazines comme L’Express, le Nouvel Observateur, Le Point, …, de périodiques comme Le Monde, Libération et Le Figaro, de revues plus spécialisées comme Zurban, Nova Magazine… et de journaux bien particuliers comme le journal de la RATP A nous Paris. Cette presse écrite produit des articles qui sont à la frontière de l’information (par exemple l’état du marché immobilier) et du guide touristique (les parcours de ville proposés pour visiter des appartements). Ces articles sur le mode de « l’invitation au voyage urbain » participent donc pleinement à la construction de cet espace.
- Les agents immobiliers ont une position intéressante car intermédiaire : directement concernés par les politiques urbaines, ils sont au contact des personnes qui cherchent « un chez soi » où vivre, ils sont des guides d’appartement (la visite du propriétaire) et présentent aussi les quartiers. Ils sont donc agents économiques mais aussi metteurs en scène de la ville. Nous nous intéresserons en particulier à des agences qui se présentent comme des agences de l’est parisien.
- Des habitants de l’Est : c’est là que la question du choix se pose clairement. Nous répétons qu’il ne s’agit pas d’étudier un groupe en particulier (les bo-bo, les artisans de Faubourg St Antoine, les population immigrés de la Goutte d’Or…). On pourrait alors penser créer des échantillons représentatifs dans différents lieux de l’est parisien. Mais la question reste encore sans réponse : existe-t-il un échantillon représentatif de la population de l’Est parisien, et quels seraient ces lieux de l’Est parisien ? Pour redonner toute sa place à la parole de l’acteur et à son énonciation, nous avons choisi, « simplement », des personnes qui disent leur choix de vivre à l’Est de Paris et pour qui cet espace fait donc sens.
- D’autres récits semblent essentiels, ce sont les récits touristiques et littéraires. Les premiers créent de façon extrêmement forte voire agressive de nouveaux parcours urbains. Les seconds participent à cette « impression » de la ville et hantent souvent la mémoire et l’imagination des parisiens.
Afin de comprendre comment se crée cet espace, l’observation minutieuse de la façon d’habiter la ville est essentielle : observation du paysage urbain (rues, façades, cours, passages, espace verts…), des mises en scène (décoration des cafés, restaurants, boutiques…), et des acteurs ou usagers. Il s’agit pour nous de suivre la démarche de Michel de Certeau : « travailler la matière objective [d’un espace] (contraintes externes, dispositions….) seulement jusqu’au point où il est la terre d’élection d’une « mise en scène de la vie quotidienne », et travailler celle-ci pour autant qu’elle a quelque chose à voir avec l’espace public dans lequel elle se déploie ». Cette démarche est particulièrement intéressante puisqu’elle impose de travailler sur la séparation et donc le lien entre espace privé et espace public, entre le chez soi intime et l’environnement extérieur, un chez soi plus large.
3- La construction d’identités territoriales
L’est parisien a été traité depuis des années comme un espace défavorisé sur lequel il fallait agir afin d’opérer à un rééquilibrage avec l’ouest parisien. Dès les années 1970, des opérations urbanistiques ont été lancées afin de rééquilibrer ces deux territoire découpés dans la ville. En 1983, la mairie de Paris officialise ce projet de rééquilibrage à travers son Plan Programme Paris Est. Ce plan a pour but d’énoncer clairement ses intentions en matière de rééquilibrage et de donner ainsi une cohérence d’ensemble aux différentes opérations menées et futures. Ce document précis et riches en informations statistiques venaient ainsi renforcer la création d’un espace, l’est parisien. Vingt ans après, le constat de rééquilibrage reste mitigé selon l’APUR puisque l’est parisien accueille encore la majorité des logements sociaux et que certaines caractéristiques de l’est comme la petitesse des appartements rendent son développement limité.
Cependant, depuis maintenant plus d’une quinzaine d’années, les médias mais aussi les revues immobilières, les agences immobilières, les guides touristiques et certains parisiens eux-mêmes parlent de ce nouveau territoire comme au contraire un territoire à conquérir et où ils fait bon vivre. Cet espace de l’est parisien est décrit parfois avec une précision étonnante et donne le sentiment d’un territoire homogène dans lequel s’épanouirait un citadin typique de l’est dont les habitudes, les sorties, les appartements, les repas…seraient identifiables.
Quelque chose s’est donc passée à l’est, une métamorphose a eu lieu et de l’identité s’est créée. Cet espace défavorisé où de nombreuses habitations étaient insalubres, où les espaces verts étaient insuffisants, les rues sales et peu sûres, où l’économie était à la traîne, où les populations immigrées formaient des ghettos… est devenu autre. On en parle comme d’un territoire où fleurissent des habitations atypiques, où il fait bon de se promener dans les jardins, où les rues de Faubourg ont un charme d’antan, où les jeunes loups de la nouvelle économie et les jeunes créateurs viennent s’installer, et où l’exotisme cosmopolite est apprécié le temps d’une sortie dans un restaurant cuisine du monde.
La mise en relation des différents récits des acteurs est essentielle pour comprendre les processus de création de cet espace. La politique urbaine, les opérations immobilières et le choix d’habiter l’est sont intimement liés sans être pour autant réductibles les uns aux autres. Certains thèmes font résonance, ils sont négociés et réutilisés par les différents acteurs. Plusieurs exemple peuvent être donnés : le souci de protéger le patrimoine urbain est devenu une préoccupation de nombreux habitants qui se mobilisent, l’engouement pour une vie de quartier-village est aujourd’hui repris sérieusement en considération par les acteurs de la politique urbaine… L’identité se construit donc bien dans cette interaction. Si elle ressemble souvent à un tableau figé, présentée comme totalité et se suffisant à elle-même, elle est en fait en perpétuelle métamorphose, davantage du côté du mouvant que du fixé. Les acteurs produisent du local, de l’identité ici et maintenant mais toujours en relation avec quelque chose de plus globale, avec le souvenir du passé et le désir du futur et avec des images d’ailleurs. C’est pourquoi nous nous plaçons ici davantage dans une perspective de création, de re-création que d’appropriation d’un territoire qui serait le résultat du travail de création.
Nous proposons ici certaines hypothèses sur les processus fabriqués par ces acteurs de l’est parisien afin de constituer cet espace comme un espace à part et chargé d’identité. Ces hypothèses sont ici présentées de façon brève et insistent sur le processus de création :
- De la brocante au design ou la puissance de l’objet
- “At home in the world” : du local au global, une manière d’habiter aujourd’hui l’est parisien
- Lieux typiques : les passages et les cours
- Du populaire au branché
- De l’atelier et de la boutique à l’appartement atypique
- Le far est : un nouveau nomadisme ?
- Apologies urbaine et rêveries campagnardes
- Se souvenir de Paris pour être aujourd’hui parisien
Etc…
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