Passé composé
L’histoire au pluriel d’un “îlot sensible”
par Denis la Mache


    Surpeuplée de bourreaux et de victimes, la banlieue n’en finit pas d’évoquer désintégration sociale et désenchantement du monde urbain. Sur fond de solitude déshumanisée, “l’exclusion” trouve là un terrain d’expression propice. Régulièrement, des “explosions de violence” égrènent leurs scores de voitures incendiées. Après les Minguettes ou Vaulx-en-Velin, d’autres quartiers de Strasbourg, Melin... sont épisodiquement le cadre d’affrontements entre jeunes et forces de l’ordre. Comme une série dramatique qui se raconte à elle-même, l’Histoire en marche de la France post-moderne compte désormais avec ses “quartiers sensibles”, ses “nouveaux acteurs urbains” et ses “exclus de l’intérieur”. A Saint-Pierre-des-Corps, chacun se rappelle que, en 1993 puis 1996, les “émeutes urbaines” ont propulsé le grand ensemble de la Rabaterie dans le cercle des “cités à problèmes”. Pour les résidents de ce quartier de la périphérie tourangelle, les ombres d’un passé récent alimentent les affres du présent.

    Invités à raconter “l’histoire de la Rabaterie”, les habitants livrent des récits d’une surprenante diversité. Déclinaisons plurielles d’une histoire re-visitée, surchargée de ragots, de digressions et d’apartés, les évocations reconstruisent le temps de manière singulière. Le souvenir ne parle du passé qu’en apparence. La mémoire, dit P. Janet, est l’acte de conter une histoire au sein de laquelle le conteur doit associer les événements et trouver sa place. Derrière la naïveté trompeuse d’une diachronie mystificatrice se cachent d’actuels enjeux d’habiter. Ce passé collectif, qu’un regard a posteriori re-suscite, éclaire des points de vue et justifie des efforts de présentation de soi. L’Histoire ou l’anecdote deviennent outils pratiques. Elles entrent au service d’un discours qui légitime, dans le cadre d’une relation instituée avec un anthropologue, une position d’interlocuteur-narrateur.

    Le cadre général de ses histoires d’habiter  s’élabore dès 1969, alors qu’emménagent les premiers locataires du futur grand ensemble d’habitat social dit “de la Rabaterie”. Implanté sur la commune de Saint-Pierre-des-Corps, dans la périphérie immédiate de Tours, il ne comprend encore, à cette époque, que 5 tours de 14 étages. Alentour, raconte un historien local, au milieu de 40 hectares de chantier, des grues montées sur rail alignent des constructions en barres. Au total, 3000 logements bénéficiant du confort moderne composeront bientôt la cité ( R. Lavigne 1988). Il faudra attendre 1984 pour que l’opération s’achève sur un total de 2590 appartements dont 810 en accession à la propriété. Aujourd’hui, une population modeste et cosmopolite cohabite dans ce quartier classé D.S.Q. en 1989 et régulièrement soulevé par des “flambées de violence”. Dans cette “cité de banlieue”, 43,6% des actifs sont ouvriers. 32,9% de la population a moins de 2O ans. 13,7% des résidents sont des ressortissants étrangers dont l’immense majorité (72,3%) est originaire d’Afrique du Nord (Source I.N.S.E.E.). Ainsi, depuis bientôt trois décennies, une multitude de destins contrastés se juxtaposent ou se succèdent. Les familles immigrées arrivées à la faveur d’une politique de regroupement familial côtoient d’anciens ouvriers S.N.C.F. relogés après une mise à la retraite. De jeunes ménages accédant à la propriété croisent ceux qui quittent les lieux vers un mieux-vivre résidentiel.

    Dans cet entrelacs de trajectoires, certains résidents racontent la cité “par ouïe-dire”. D’autres ne se rappellent plus ou ne connaissent “rien d’intéressant sur le quartier”. D’autres, encore, se présentent comme les incontournables dépositaires de “l’ancien temps” ou de la “vraie vie de la cité”. Chacun à leur manière, ils recomposent un passé révolu, construisent des jeux d’images, évoquent et oublient. Dans un désordre apparent, des scènes d’emménagement, de chantier de construction, “d’émeutes urbaines”... apparaissent ou disparaissent des évocations. Madame Tinseau, vieille retraitée locataire dans “les tours”, Miloud, “jeune beur des quartiers” ou les époux Croizer propriétaires d’un logement dans la “résidence” se mettent en scène. Tous, livrent des récits qui utilisent  et non restituent  l’histoire de leur cadre de vie. Pour reconstruire la logique de ces récits croisés, il faut, comme le propose A. Bensa, manipuler la chronologie à rebours et restituer les schèmes de production d’un système d’éléments du passé au service d’une situation vécue au présent (A. Bensa 1996).

“... Alors on a été obligés de quitter nos villas particulières.”

    C’est à l’intérieur du petit F 2 qu’elle partage avec son vieux caniche depuis 15 ans que j’ai fait la connaissance de Madame Tinseau, la veuve d’un ouvrier cheminot. Elle m’avait été présentée par la concierge de la tour comme une des plus anciennes habitante du quartier, comme “quelqu’un qui avait des choses à raconter”. En effet, Madame Tinseau se prête de bonne grâce à l’entretien. Les souvenirs lui reviennent vite. Vieille habitante de Saint-Pierre-des-Corps, elle a tout connu -  ou presque ! - de cette ville cheminote de la banlieue de Tours. Avant-guerre, la gare, le trafic marchandise et les ateliers mécaniques ferroviaires généraient, à eux seuls, l’essentiel de l’activité économique locale. Cet “âge d’or”  du chemin de fer devait s’achever avec les bombardements alliés de 1944. Madame Tinseau raconte alors la cité d’urgence avec ses baraquements en bois et, enfin, à l’aube des années soixante-dix, le relogement dans le quartier H.L.M. neuf et moderne de la Rabaterie. Longuement, et sans guère se soucier de chronologie, elle évoque le “ Saint-Pierre de dans le temps”, celui de la coexistence heureuse d’une population ouvrière solidaire et laborieuse. Son mari, retraité depuis la fin des années soixante, est mort en 1979. Ses enfants habitent Paris, alors elle vit seule. A 83 ans, elle ne quitte plus guère ce grand ensemble qu’elle connaît bien maintenant. Le récit qu’elle propose de l’histoire du quartier s’organise autour d’un double exercice : décrire l’incompréhensible structure architecturale de la cité et expliquer la présence d’une population cheminote vieillissante.

    Rassemblant ses souvenirs, Madame Tinseau commence par évoquer les travaux de construction des immeubles. Elle raconte le gigantisme et le “jamais vu”  des “grues en équilibre,” des “tas de terre de 3,4 mètres de haut”  abandonnés sur place après l’achèvement du chantier. Les masses de béton lui semblaient énormes.  Elle parle de routes jamais achevées, d’espaces à bâtir laissés vacants... Tout ce programme de construction se déroule sous ses yeux, au milieu d’ un incroyable champ de boue. Thème récurent du récit, la boue qui entoure le chantier constitue “un souvenir marquant”. Visqueuse et collante, elle subsistera bien longtemps après les premiers emménagements. “Et pis la boue  raconte la vieille cheminote, fallait voir ce que c'était. Il y en avait jusque dans la rue de la République. Même après, voyez-vous, même après... La dame chez  qui vous étiez tantôt qui est arrivée à peu près en même temps que nous, vous l’a, sans doute bien, dit aussi. On en avait sous les semelles. On en ramenait dans les appartements. Ça, voyez-vous, c’est un souvenir. Quand je repense au chantier, c’est la boue (silence). Pourtant je suis pas du genre... mais là, je sais pas comment vous dire. On avait hâte que ça soit nettoyé mais ça n’en finissait pas.” L’ensemble du récit produit par Madame Tinseau est emprunt d’ in-fini (au sens inachevé  mais aussi privé de limites ), de démesure et d’inclassable. “La Boue”, gluante, ni solide ni liquide, qui déborde l’espace et le temps du chantier est utilisée à plusieurs reprises par mon interlocutrice pour me faire prendre conscience de l’étendue du désordre. “Il aurait fallu que vous voyiez ça” me dit-elle. “C’était pas imaginable”. Dans le cadre d’une mobilisation de souvenirs à l’adresse de l’étranger que je suis, la Boue métonymise ces 40 hectares de chaos d’où devait jaillir l’extra-ordinaire, le hors norme d’une incompréhensible opération immobilière. Fil conducteur du récit, le thème du bourbier permet à Madame Tinseau de sauter d’un dysfonctionnement à l’autre, d’une démesure à l’autre. “Ils” ont vu trop grand. “Ils” s’y sont mal pris. “Ils” n’ont pas su gérer la Reconstruction. “Ils n’ont certainement pas fait comme il aurait fallu”. Par le récit, Madame Tinseau règle des comptes avec cette municipalité ouvrière qui a maltraité ses cheminots. Elle liquide un contentieux avec les urbanistes, nouveaux démiurges créateurs de ville, qui, après des promesses de “confort pour tous” ont finalement orchestré l’édification d’une modernité froide et inhumaine. Tout imaginaire du social est imaginaire de la matière dit G. Bachelard (G. Bachelard 1942). Le récit du désordre formel exprime et dimensionne celui de la désorganisation des rapports humains.“Maintenant, raconte-elle, dans ces immeubles les gens restent chez eux. Sans doute que vous rencontrerez des gens qui diront comme moi. Il y a pas de contacts, pas d’amitié. Quand nous sommes arrivés en 69, c’était les débuts des locations. Alors toutes les tours, que se soit celle-là ou les 4 autres, c’était vraiment bien dans toutes les tours. On avait tout, le chauffage, l’ambiance formidable (...) C’est-à-dire, voyez-vous, ces bâtiments là étaient neufs et ils ont commencé par mettre les cheminots. Alors on s’est tous retrouvés. Et puis, ils ont continué les constructions, alors là... On pensait qu’ils allaient faire des rues, des commerces comme on a l’habitude de voir... Pensez-vous ! Les rues, ils les ont jamais terminées. Ils ont essayé de mettre quelques magasins. Et bien, à part le centre commercial, ça a jamais marché. Mais il fallait mettre des gens, des gens... Je connais plus grand monde maintenant”. Incapable d’organiser la restitution d’une existence passée, les instigateurs et gestionnaires du quartier n’ont, aux yeux de Madame Tinseau, généré qu’une profonde et durable désorganisation de l’espace et de la vie sociale qui s’y développe. La mémoire dénonce les incohérences et les désordres, tente de repérer des catégories et apprivoise le changement. Elle apprécie, elle répertorie, elle juge. L’acte de mémoire agit alors comme un véritable tribunal du passé. Le souvenir-procès éclaire une situation présente et Madame Tinseau trouve en l’ethnologue l’interlocuteur attentif, collecteur de doléances et relais potentiel d’un récit-sanction. Encore faut-il, pour conférer à la sentence prononcée le poids qu’elle mérite, que le locuteur face preuve de sa légitimité. Pour justifier sa position d’informatrice pertinente, la retraitée n’est pas avare d’évocation. Véritable mémoire vivante de Saint-Pierre-des-Corps, elle sait manifestement de quoi elle parle.

    F. Paul-Lévy et M. Ségaud avaient déjà constaté à quel point les récits d’origines des villes sont souvent liés à l’idée de circulation (F. Paul-Lévy et M. Ségaud 1983). Croisées des chemins, haltes forcées le long d’axes fluviaux ou routiers... sont des images fréquemment évoquées pour décrire les établissements initiaux qui enracinent les identités locales. C’est à un jeu d’image comparable que recours Madame Tinseau pour rendre compte d’une longue logique historique justifiant sa situation résidentielle actuelle. Les malheurs de Saint-Pierre-des Corps sont tous, dit-elle, la rançon d’une situation géographique particulière. “Ici, comprenez-vous, ça a toujours été du passage. Avant le chemin de fer, y avait déjà les bateaux sur la Loire pis le canal sous l’autoroute”. Les tentatives de domestication du fleuve, le percement d’un canal aujourd’hui disparu et la construction d’une gare fluviale forment un système d’éléments que Madame Tinseau présente comme constitutifs d’un précédant au transport ferroviaire. Tout est comme s’il y eut un “âge de l’eau” annonciateur de “l’âge de fer”. Madame Tinseau remonte très loin le temps vers une époque qu’elle n’a pas connue. Elle est arrivée de Paris en 1939 pour suivre son mari dans une mutation professionnelle. Elle a alors découvert une ville ouvrière, entièrement dévouée à l’industrie et organisée autour d’une des plus grosses gares de triage de l’Ouest de la France. Depuis longtemps, le train avait remplacé le bateau. Pourtant, les “histoires d’eaux” de Saint-Pierre-des-Corps gardent une place importante dans le récit de mon interlocutrice.  Elles sont, en quelque sorte, la nécessaire préhistoire d’un règne cheminot qu’elles inscrivent dans la continuité historique. Dans l’évocation de Madame Tinseau, le déclin du transport fluvial a préparé le développement de l’activité ferroviaire en lui léguant les fondements d’une tradition du fret.

    La gare fluviale n’existe plus et le canal a disparu sous le bitume. Ça et là, pourtant, l’enseigne du “Bar de l’Ecluse”, quelques anneaux d’amarrage... entretiennent les souvenirs d’un autre âge. Ces traces physiques du passé local sont appropriées et interprétées par Madame Tinseau qui les chargent d’un pouvoir symbolique. Le passé horticole et maraîcher qui précéda et co-exista longtemps avec l’activité industrielle a laissé quelques vestiges visibles. Il disparaît pourtant totalement du récit de Madame Tinseau. Le souvenir est une démonstration. Les éléments du passé jugés non pertinents sont impitoyablement éliminés. Ainsi, les jardins ouvriers ne sont pas présentés comme les héritiers des terres agricoles qui firent longtemps la richesse de la commune. Mon interlocutrice préfère lier le thème foncier à l’évocation du transport de marchandises. La fertilité des terres de Saint-Pierre-des-Corps remplissait les bateaux de fruits et légumes. Plus tard, les espaces vides des zones cultivables ont permis l’installation des voies ferrées. Aujourd’hui, le progressif remplacement des jardins ouvriers par des opérations immobilières est significatif de la disparition d’une vie sociale cheminote. Il témoigne de l’extinction d’un petit monde populaire et chaleureux dont Madame Tinseau se présente comme la survivante. Le récit de mémoire est une pratique évocatrice qui, pour reprendre l’expression de M. de Certeau, “bricole avec des débris de monde”, sélectionne les composantes d’un passé auto-centré et justifie un point de vue. L’“ancien temps” est celui dont Madame Tinseau fut, jadis, une actrice représentative et dont, maintenant elle se veut le témoin reconnu. L’époque révolue, ce “dans le temps” convivial et heureux est évoqué sur le mode de la nonchalance, de la gaîté et de la prospérité. Le récit présentifie un espace disparu et cristallise le temps en haut fait de groupe. Aujourd’hui, la composition démographique du quartier accentue, chaque année un peu plus, la mise en minorité de ces cheminots qui, autrefois, constituèrent l’essentiel de la population locale. “On est plus chez nous” dit à plusieurs reprises Madame Tinseau. “Ici, vous savez, c’était une cité cheminote Saint-Pierre-des-Corps. On était énormément de cheminots. On était un noyau. Quand on a été obligé de quitter nos villas particulières... On s’est retrouvé un peu mais ça n’a pas été comme quand on était en cité. En cité, on se retrouvait, on jouait aux cartes. Le dimanche, on allait se promener tandis que là, c’est fini tout ça.” La mémoire ressuscite les morts, rassemble les amis et comble un déficit dans le présent.  La magnification d’un aspect de la vie sociale est signification de son irrémédiable disparition (P. Simon 1994). Madame Tinseau décrit sa situation actuelle comme le produit d’une implacable logique historique. Une série de ruptures symboliques ponctuent une temporalité déclinante  en ce sens qu’elle éloigne toujours plus l’individu d’une période de référence. Plus jamais les choses ne seront comme avant. Elles iront même de plus en plus mal. Le printemps 1944 marque la première de ces ruptures. Au début du mois d’avril, Saint-Pierre-des-Corps disparaît presque entièrement sous les bombes. Après un relogement provisoire, le “noyau cheminot” est alors progressivement invité à “faire son trou”  dans les appartements modernes et tout confort de la Rabaterie. Construit après l’arasement de baraquements d’urgence en bois, le quartier est édifié “par la mairie pour reloger les ouvriers de la commune (...) Ils ont fait ça, voyez vous, pour reloger tous les ouvriers qu’ils avaient fait venir pour travailler à la gare parce qu’à l’époque, c’est que nous étions très très nombreux”  se souvient Madame Tinseau. “Il fallait bien que tout le monde ait un logement. Comme mon mari allait être en retraite, ils nous ont installés là (...).Sur  le coup, nous étions tous très contents.” Faux répit dans le déclin amorcé, la situation résidentielle de Madame Tinseau est soumise à de nouvelles ruptures. “Les gens” puis “les arabes” remplacent la population originelle. L’ancrage territorial local perd son sens dans un grand ensemble qui paraît se désolidariser de la commune qui l’avait édifié. Madame Tinseau perd pied dans un quartier qui, peu à peu, se peuple d’étrangers et dans lequel, pourtant, sa présence est légitimée par une longue histoire. Incompréhensible et subie, la situation actuelle prend la forme de l’impuissance résignée devant le douloureux spectacle du changement.



Petite histoire “entre voisins”

    A proximité immédiate des tours où réside Madame Tinseau, l’essentiel des 810 logements privés ou en accession à la propriété se concentre dans 4 constructions de 14 étages marquant la limite sud du quartier. Nous sommes là dans la “Résidence du Grand Mail”. Plus récent que le reste, (la dernière tranche s’est achevée en 1984) l’îlot s’organise autour d’une dalle centrale et borde un axe piéton traversant la Rabaterie d’ouest en est. La structure du bâti et les coloris des peintures extérieures contribuent à distinguer ce bloc des autres immeubles. Façades roses et larges balcons terrasses assurent une rupture visible avec les constructions avoisinantes. Au 11ème étage du bâtiment “Vendée”, les époux Croizer ont accepté de participer à l’enquête. Agent de service de 36 ans, Monsieur travaille au collège du quartier. L’appartement, acheté en 1991, abrite également Madame et l’enfant du couple âgé de 8 mois et demi. Sans emploi, la jeune mère de 33 ans  se consacre à l’éducation de son fils.

    Monsieur n’aime “pas beaucoup parler”. Curieux, il assiste cependant aux entretiens. Madame, quant à elle, se prête de bonne grâce au jeu des questions-réponses. Elle exprime pourtant, dès le début, la crainte polie de ne pouvoir m’être d’un grand secours pour reconstruire l’histoire des lieux. Elle n’a pas connu les origines du quartier. Il lui semble, par ailleurs, parfaitement évident que je fais fausse route en voulant recueillir, auprès d’elle, une histoire de la “cité”. Leur immeuble“n’en fait pas partie”. La Rabaterie, “c’est plus loin. C’est à côté.”Madame Croizer n’est donc visiblement pas une “bonne” interlocutrice et me le fait comprendre. “Je vais essayer de vous répondre... que vous soyez pas venu nous voir pour rien.” Son propos ne peut, dit-elle, que se limiter à ce qu’elle connaît et pratique régulièrement. Elle ne sait “presque rien” de la cité et ne peut guère parler que de“sa”  résidence dont elle me propose un rapide historique.

    Elle a appris par les voisins, au hasard de quelques conversations, que les immeubles qui  composent la co-propriété avaient “plus de 25 ans au moins”.  Ils ont été édifiés sur terrain nu au moment de l’extension de Saint-Pierre-des-Corps. La “cité” de la Rabaterie a été, lui a-t-on dit, édifiée par la suite. La résidence s’est alors trouvée encerclée et transformée en “enclave un peu plus standing” dans un “environnement H.L.M.”. La jeune femme se rappelle que, lorsqu’en 1992 elle  a rejoint son mari dans l’appartement, haies et clôtures distinguaient déjà l’ “îlot résidentiel” et “l’environnement”. Peu de temps après, la pose d’interphones et de portes de sécurité achevaient d’entériner la distinction entre “la résidence” et “la cité”. “C’est que le quartier, nous, dans le Grand Mail, ça va, on a pas à se plaindre, mais dès qu’on sort du Grand Mail, l’environnement est pas très très agréable, on va pas dire le contraire”. Madame Croizer bâti un récit des origines qui se présente exclusivement comme le fruit d’une collecte effectuée auprès des voisins. Lors de discussions de palier, elle a recueilli quelques éléments d’histoire, quelques anecdotes significatives relatant la confrontation parfois délicate avec “ceux d’en face”. “Dans le Grand Mail en lui même, on a pas à se plaindre. Bon il a fallu quand même rajouter les interphones après qu’ils aient construit la Rabaterie parce qu’il y a eu des attaques qu’il y avait pas avant. Des histoires quoi”. “Ils” attendaient tapis dans les fourrés les “gens de la Résidence” pour les détrousser au pied de leur immeuble. “Ils” s’introduisaient nuitamment dans les caves pour les cambrioler. Parfois, sur les parkings, quelques voitures brûlaient mystérieusement. Bien sûr, les informations ainsi recueillies peuvent être légèrement erronées, peut être même “exagérée”  voire“un peu trafiquées”. “En tout cas, c’est ce qui se dit ici”. Monsieur Croizer, arrivé peu de temps avant son épouse, ne  délivre pas d’informations supplémentaires. Il confirme. “Ben oui moi déjà...”. Il est interrompu par sa femme qui complète. “Mon mari s’est fait agresser dans l’ascenseur à l’époque où il y avait  ni interphones ni portes de sécurité”. “Ils m’ont piqué carrément la sacoche” ajoute-t-il. L’anecdote personnelle s’insère dans une histoire collective avec laquelle elle entretient une relation de renforcement mutuel. L’histoire fournit à l’anecdote le contexte dramatique adéquat. En retour, l’anecdote appuie la crédibilité de l’histoire. “Même si y a souvent beaucoup d’exagération, s'il y a des trucs c’est pas toujours vrai, ça, ça prouve bien  que... hein !”. Et puis, il y a les “émeutes” auxquelles elle a “personnellement “ assisté. Elle était même aux “premières loges”. C’était “juste en face, presque la révolution dans le quartier”. “Ils sont même venus jusque dans la Résidence pour brûler des voitures (...) Il y en a qui disent qu’il y aurait eu des histoires de vengeance et que les voitures auraient pas été allumées au hasard mais bon moi... Nous on a rien eu”. En restituant telle quelle une histoire non vérifiée dans laquelle elle s’insère, Madame Croizer semble n’opérer aucun traitement de l’information. Livrées brutes, agrémentées d’expériences personnelles, les données de la narration sont l’occasion de donner à voir le délicat et subtil travail... du non-travail. En restituant “ce qui se raconte,”  Madame Croizer démontre, plus encore qu’une possibilité d’accès à l’Information, sa possibilité d’ accès à une information de l’intérieur. Peut-être le récit de la construction des immeubles n’est-il pas tout-à-fait rigoureux. Sans doute les aléas de la proximité entre le Grand Mail et “la cité” sont-ils grossis et fantasmés mais, comme une légende locale, le récit imprime l’intégration de la famille Croizer dans une histoire collectivement admise. Malgré son arrivée récente, Madame Croizer s’inscrit dans la vie de la résidence. La marque sociale du sol est, comme le souligne M. Augé, d’autant plus nécessaire qu’elle n’est pas originelle ( M. Augé 1992).

    L’histoire du quartier est, avant tout, une histoire partagée avant d’être une histoire avérée. L’intégration dans le groupe des co-propriétaires est, pense Madame Croizer, au prix de l’acceptation des récits qui y circulent. Cette concession à la fantaisie  historique est d’autant plus facile à accepter que le sentiment flou qu’on “ne fera pas sa vie ici” la rend provisoire et secondaire. L’acte de vérification, d’ailleurs bien inutile, serait, juge Madame Croizer, preuve de trahison. “Vous allez peut-être apprendre si c’est vrai ou pas. Moi, c’est ce qui se raconte dans la résidence. Je vais pas  aller au cadastre ou je sais pas où pour savoir et après choper les voisins dans l’ascenseur en disant... vous savez, c’est pas çà du tout et tout...  C’est pas la peine de se fâcher pour ça. Ça vaut vraiment pas le coup entre voisins. (...) Ça fait, des fois, un sujet dans l’ascenseur. C’est tout.” Evoquée au cours de discussions de voisinage, l’histoire du quartier est, pour Madame Croizer, un outil de connivence entre des co-résident que seul rassemble le fait de partager un espace produit comme lieu d’habitation spécifique, distinct de ce qui l’entoure. Le récit de la vie du quartier est une part de “culture résidente” auto-produite, un corpus partagé, réserve disponible d’échange de sens. Il est, pour Madame Croizer, un élément de mémoire collective réfléchi, cohérent et construit. Il n’est pas, pour la jeune femme, la preuve d’existence d’ une gemeinschaft traditionnelle locale et affective. Il est plus le moyen de signifier ponctuellement, de manière tactique, une appartenance provisoire et mesurée à un groupe qui a inscrit sa marque dans l’espace et le temps. Les bribes exprimées de cette culture résidente sont présentées, ici, comme instruments d’interaction susceptible d’être mobilisé pour gérer une relation particulière propre à se reconnaître entre voisins, à créer de la distance et de la proximité, de la ressemblance et de la dissemblance. Dans un même élan narratif, Madame Croizer s’implique dans “la résidence”  et se désolidarise de “la cité”.

Histoires parallèles

    C’est dans le hall encombré d’une des grandes tours que l’on peut faire la connaissance de Miloud. Assis sur les marches de l’escalier, dans l’effervescence bruyante d’une fin d’après-midi, il accepte volontiers de se prêter au jeu de l’enquête et se présente comme un interlocuteur pertinent. Je ne pouvais, apparemment pas tomber mieux. Particulièrement loquace, il se dit très connu dans ce quartier que lui-même connaît “comme sa poche”. “Ma mère m’a accouché là”  déclare-t-il en désignant le grand ensemble d’un geste circulaire. Ce jeune beur  de 19 ans, aîné d’une famille de 5 enfants est sans emploi depuis plusieurs mois. Après des études de cuisine, il n’a pas trouvé de travail à sa sortie du Lycée Professionnel de Saint-Pierre-des-Corps. Il occupe donc une partie de ses journées et la quasi-totalité de ses soirées, au pied des tours où il retrouve “les jeunes qui zonent ”. Il reste souvent jusqu’à 4 heures du matin à discuter avec les copains en fumant quelques joints. “De toute façon,” constate-t-il, il n’y a “que ça à faire”. Notre rencontre est, pour lui, une occasion de mettre en scène une certaine expression de “la galère”. L’évocation qu’il propose du quartier consiste en un double exercice. Il s’agit, d’une part, d’intégrer une origine ethnique allochtone à une certaine idée de l’ordre social et, d’autre part, de lier le destin de la Rabaterie à celui des “quartiers”  que l’on dit “sensibles”.

    Le thème de l’allochtonie alimente l’intégralité du récit. L’ailleurs et l’ici se côtoient dans un discours passionné qui mêle Histoire de France et références au Maghreb. Une apparente contradiction domine l’évocation. L’appartenance au quartier revendiquée par le jeune beur, la volonté de se présenter comme étant “d’ici” prend forme dans  et par  une thématique de l’Ailleurs. On ne peut être ancestralement de là  parce que là, avant, il n’y avait rien. On est légitimement là parce qu’on vient d’ailleurs. Construits “vite fait”, surgis ex nihilo d’un “champ de patates”, les immeubles étaient, dit-il, destinés à accueillir les immigrés. “C’est parce qu’ils avaient besoin, ils nous ont tous mis là. Ils ont construit ça pour parquer les immigrés. C’est pour les arabes en vrai les tours”. Toute l’histoire produite par Miloud s’organise autour de cette idée-pivot. Les autres populations (Miloud décrit longuement les “français de souche”  locataires ou accédants à la propriété) ont été invitées a posteriori  à partager une zone d’habitat qui ne leur était pas destinée. Miloud ne dénonce pas, pour autant, l’intrusion de populations imprévues dans un espace réservé. Il les intègre en un lieu au sein duquel il se sent dépositaire de la norme. “(...) sinon t’as les français qui sont venus dans le quartier... Mais t’en as certain ils discutent pas beaucoup avec les arabes tu vois. Je sais pas, ils sont bizarres excuses-moi l’expression mais ils sont bizarres les français. C’est vrai, c’est pas des conneries... ils voient un arabe, ils ont peur. Ils ont trop peur certains français. Ce qu’il faut se mettre dans la tête, c’est qu’ici, il y a des bons et des mauvais, c’est comme partout”. Programmée pour les immigrés, la Rabaterie a, dès l’origine, accueilli une population cosmopolite. Dans cette “cité d’immigrés”, les “arabes”  partagent l’espace avec leurs compagnons de “galère”. “J’ai des copains français. De toute façon, les Français, les arabes, on est tous dans la même galère  ceux que j’ai grandi avec.  La galère  est rapidement décrite comme une évidence.“C’est t’as pas de boulot. Tu sais pas ce que tu vas faire. Tu fais un peu de business. T’as des embrouilles avec les schmits. C’est ça tous les jours quand t’es en galère.”  Pour ancrer l’existence d’un groupe de jeunes du quartier caractérisé par “la galère”, Miloud mobilise des éléments généraux de la vie sociale comme le chômage  et “la crise”. Pour légitimer une position qu’il sait peu valorisée, Miloud recours à une symbolique sociale qui, comme une série de repères, permet d’unifier les siens. Elle lie “les jeunes” dans un destin dont ils ne contrôlent pas de déroulement. “On est tous dans la même galère”. En déclarer ne pas être seul dans son cas, Miloud justifie sa position car il en rend les raisons moins directement inhérentes à sa propre volonté. Il devient donc important d’étendre, de généraliser et de légitimer l’existence du groupe dont il se réclame. Le recours à des éléments sociaux globaux entérine l’existence d’un statut reconnu. Partiellement déchargé de la responsabilité de sa situation, Miloud a désormais les mains libres et se débat pour son propre compte. L’histoire du quartier et ses aléas ne déterminent pas entièrement son existence. Placé dans une situation défavorable, il doit pouvoir montrer à quel point il sait négocier un passif socialement reconnu comme pesant qu’il partage avec d’autres. En construisant son récit, Miloud tisse le canevas d’une ligne d’action personnelle. La “galère”  frappe tous les jeunes du quartier mais il y a ceux qui savent s’en arranger. Loin de vouloir inspirer la pitié, il est de ceux qui “savent magouiller”. En s’appropriant sa situation de manière volontaire, il pourra alors faire bonne figure (E. Goffman 1973). Les modalités d’appropriation d’un statut stigmatisé que l’histoire du quartier éclaire donne au jeune beur les armes pour sauver la face et transformer en acte volontaire un conformisme frustré.

    Dans un même mouvement narratif, Miloud construit un groupe et s’y inclue tout en se réservant une certaine autonomie. Mais ce n’est pas seulement un statut interne au quartier que décrit le jeune beur. Face à un interlocuteur attentif qu’il identifie comme un observateur des banlieues, il joue au  jeu de la représentativité. Il se donne à voir comme un “jeune des quartiers”,  membre accrédité des périphéries urbaines. Comme un élan conquérant l’espace, son récit jette des ponts entre des histoires singulières. Il intègre la Rabaterie dans le monde des “cités” aux noms évocateurs que sont Mantes-la-Jolie, Sarcelles ou les quartiers nord de Marseille. Entre “cités chelou” et glorieux exemples, ces noms résonnent dans le discours de Miloud comme autant de lieux surchargés de significations identifiantes. “C’est trop réputé la Rabat en vérité constate Miloud. Quand tu dis ouais je suis de la Rabat, t’es trop catalogué. Avec toutes les magouilles qui y a on dit va  s’y t’es des quartiers toi (...) Quand ils ont brûlé les voitures, c’était  trop chaud. Il y avait des schmits partout. T’aurais cru c’était Sarcelle en vérité (...) Partout c’est pareil, à Paris, à Marseille. Toujours, t’as des embrouilles avec les schmits et ça dégénère”. Expression particulière d’une “histoire des quartiers” l’évocation des événements de la cité renferme une dynamique trans-locale. La Rabaterie prend place parmi ces “banlieues sensibles” qui ont vu le jour “il y a peut-être 20 ans au moins”. L’expression générique “quartiers” s’enfle d’une valeur cognitive. Etre “jeune des quartiers”, c’est partager une histoire avec d’autres “jeunes des quartiers”. Cela ne veut pas dire que les cités soient semblables mais que Miloud a conscience d’appartenir à cette “communauté d’expression liée à une histoire commune” déjà identifiée en d’autres lieux par S. Aquatias (S Aquatias 1997). Aujourd’hui, les pratiques d’accueil des immigrés à l’origine de l’édification de ces grands ensembles sont révolues. Les immeubles “vite fait”  n’ont plus cours affirme Miloud. “C’est fini tout ça. Y en a qu’on retape comme ici pis y a ceux qu’on démolit. Mais on en construit plus. Même, ils essayent de nous disperser”.  Ce n’est pas l’histoire singulière d’une cité de transit que raconte Miloud. C’est celle d’une opération urbanistique généralisée mais révolue. Les “quartiers” sont nés de la réponse un temps apportée par la France aux problèmes de logement liés à l’accueil d’un peuple dont Miloud se sent, l’héritier métisse. Il retravaille l’histoire de ces périphéries urbaines et s’y fait une place à sa mesure. Ni guérillero urbain, ni victime de la société, il livre le récit de cités qui, échappant à leurs créateurs, ont pris une existence autonome et spécifique. Dans ces “quartiers”, Miloud “fait du business”. Il a, pour cette participation à une économie illégale, déjà eu “quelques embrouilles avec les schmits”, sans conséquences semble-t-il mais nous n’en saurons jamais plus. Qu’importe. Il “se débrouille” et compose avec un destin qui l’a placé dans une situation de départ bien peu valorisante. “Un jour si j’aurai du boulot, je ferais une demande de logement...  Mais pas ici”.



    Nous entrons dans l’avenir à reculons disait P. Valéry. Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais passé (P. Valéry, 1942). Il se joue dans l’actualité de ceux qui le manipulent. Les souvenirs évoqués par la famille Croizer, Madame Tinseau ou Miloud se recoupent peu, ne se complètent pas. Une  histoire globale ne saurait être reconstruite à partir des récits de chacun. Les évocations singulières mettent en lumière des logiques d’expression de soi, de mise en scène des trajectoires. Pour tous, une certaine idée de l’ordre social s’exprime à travers un jeu d’image et de reconstruction du passé ancrés dans le présent. Ni mensonge ni illusion, le récit est simplement significatif d’une pratique d’habiter dont l’immédiateté synthétise passé et avenir. Bonne fée, l’histoire des lieux dispense de l’identité, légitime les actions et enracine les discours.



Références bibliographiques

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