Homes sweet homes...

Univers domestiques en HLM

 

par Denis la Mache


Face à moi, sur le “living” en faux acajou, une petite fille encadrée sourit à la cantonade. “C’est une photo de la gamine”  me dit Madame Choquet à qui mon regard curieux n’a pas échappé.  Dans cette salle de séjour que mon hôte s’excuse d’avoir rangée en hâte avant de me recevoir, la vie d’une famille "comme tout le monde” se donne à voir dans toute sa fausse innocence. Les photos, les bibelots, le mobilier... forment un ensemble construit qui plonge le visiteur dans un “monde intérieur” unique et complexe.
Nous sommes dans le grand ensemble d’habitat social de La Rabaterie. Implanté sur la commune de Saint-Pierre-des-Corps, dans la banlieue de Tours, ce quartier HLM déploie 40 hectares d’urbanisme planifié. La “machine à habiter” mise en branle dans les années 60 y a industriellement aligné des immeubles en tours et des immeubles en barres. Au total, 2590 logements standardisés s’insèrent dans un entrelacs de parking et d’espaces verts. Quelques constructions plus récentes, quelques pavillons égarés rompent la régularité architecturale caractéristique d’une conception révolue du logement social. Une population modeste et cosmopolite cohabite dans ce quartier classé DSQ[1] en 1989 épisodiquement soulevé par des “flambées de violence”. Dans cette “cité de banlieue”, 44% des actifs sont ouvriers. 33% de la population a moins de 2O ans. 14% des résidents sont des ressortissants étrangers dont l’immense majorité originaire d’Afrique du Nord. Ici, depuis  30 ans, une multitude de destins contrastés se juxtaposent et se succèdent. De jeunes ménages en transit, de vieux retraités en bout de parcours résidentiel, des étudiants, des familles ouvrières... aménagent, rangent, entretiennent ou négligent des logements accolés. Des résidents qui n’ont “rien de spécial”  composent et signent leurs espaces privés. A la fois fidèles et délateurs, les univers domestiques révèlent des mises en scène d’existences personnelles. Des biographies s’expriment et s’exposent dans le décor de ces “petits théâtres de soi”. Les appartements fabriqués en série se distinguent les uns des autres. On pourrait croire que les logements sont faits de métal et de béton. C’est un peu vrai. Mais ils sont surtout, une partie vive de ceux qui les occupent. Pour constituer un “chez-soi” bien à soi, chaque foyer à sa solution. L’ensemble HLM est un espace habité  au sens développé par C. Pétonnet : il est approprié, investit, socialement valorisé. (Pétonnet 1982). Pour chacun, l’acte d’habiter  organise l’insertion de l’existence dans les conditions objectives du logement. Habiter s’entend exister là  de manière active et inventive. Logés “à la même enseigne”, chacun habite  singulièrement.
Dans une société marquée par l’homogénéisation des signes et des références culturelles, le regard ethnologique immiscé dans l'intimité des foyers peut se porter, non sur l’expression de cultures urbaines autonomes et populaires, mais sur ces mécanismes d’apprivoisement, sur ces inventions contextuelles développés dans l'économie et la culture dominantes. Il peut se porter sur les stratégies et les tactiques développées par des individus et des groupes dominés pour résister et compenser leur subordination. Il peut se concentrer sur ces manières uniques d’être et de faire “comme tout le monde” qui s’expriment dans l’organisation des univers domestiques. L’ethnologie appliquée en terrains urbains semble aujourd’hui particulièrement adaptée pour saisir ce processus d’individuation, ce mécanisme de l’appropriation et du détournement qui s’expriment dans les manières de composer un “chez-soi” bien à soi dans ces espaces à faible légitimité que constituent les appartements HLM d’un ensemble d’habitat social.
C’est dans ces bricolages entre  et dans des codes et des références de plus en plus partagés, dans une participation différentielle à une culture dominante que s’expriment et se jouent des enjeux personnels et majeurs. Chaque habitant, à sa manière, aménage, range, évolue, reçoit ou ferme sa porte. Chacun compose et joue de singulières "scènes de ménages". Prêtons attention à cette partie confidentielle des modes de vie, à ce jeu qui permet à des individus et des groupes de résister, de compenser le poids de leur subordination, d'esquiver, partiellement au moins, les déterminismes et les mécaniques de l’Appartenance.

  Mise en pièces


Comme le soulignait fort justement M. de Certeau “l’agencement du mobilier, le choix des matériaux, la gamme des formes et des couleurs, (...) le soin ou la négligence, le règne de la convention, des touches d’exotisme et plus encore la manière d’organiser l’espace disponible et d’y distribuer les différentes fonctions journalières (...) tout compose déjà un récit de vie” (Certeau 1980). L’affectation et l’organisation des pièces du logement constituent un premier exercice de compétences habitantes. Des habiletés domestiques, des “ruses familiales” pour reprendre une expression de M. Ségalen, s’expriment. Elles révèlent des univers intérieurs où les membres du foyer inscrivent leurs trajectoires résidentielles, digèrent les pressions et impressions extérieures, où ils organisent la visite éventuelle d’autrui dans la sphère du “chez-soi”.   

Emménager

Dans l’appartement dont ils sont devenus propriétaires, Monsieur et Madame Croizer se prêtent volontiers au jeu de l’enquête ethnologique. Un à un, je découvre chez eux les éléments d’un petit monde unique.  Une définition singulière de l’intime et du montrable, de l’ostensible et du dissimulé, du public et du privé se dévoile. Une mise en scène générale, jouant de l’espace et du temps, fait sens et révèle une certaine idée de l’ordre du monde au cœur duquel ils se placent.  Habiter, c’est intégrer le logement dans l’histoire des membres du foyer. L’arrivée, l’installation dans le quartier HLM s’inscrivent dans la trajectoire personnelle. Chacun ici doit oeuvrer pour garantir la cohérence entre sa trajectoire résidentielle et l’idée qu’il se fait de sa propre trajectoire sociale. Habiter c’est d’abord installer sa respectabilité en mobilisant une panoplie de moyens et de méthodes matériels et symboliques.
Pour Monsieur Croizer, qui est arrivé le premier, tout a commencé par un appartement vide ou presque.“J’avais trouvé par une agence” se souvient-il. Conseillé par ses parents, il  choisit un F3 en accession à la propriété, proche de son lieu de travail. Pas encore marié, le jeune homme de 31 ans vient d’être nommé agent de service au collège du quartier. L’appartement s’inscrit harmonieusement dans une trajectoire résidentielle cohérente avec un parcours social assumé, présenté sur le mode électif. L’identification entre l’homme et son logement peut s’effectuer.    “J’avais déjà un F2. J’étais propriétaire. J’ai revendu (...) Je voulais un truc assez grand”.  Fort d’une expérience résidente, Monsieur Croizer découvre d’abord une enveloppe vide dont il projette l’habitabilité en imagination. Inconnu, l’espace de l’appartement ne lui est alors ni hostile, ni encore convivial. Il est en attente. Dominer l’espace n’est pas si facile et les objets quotidiens, les meubles ou les bibelots amenés en imagination participent à la domestication d’un volume désert. Les couleurs, les odeurs ou les bruits d’un ailleurs/avant remplissent par souvenir anticipation un ici/futur “J’ai tout de suite vu qu’on pouvait faire un coin salon, un coin salle à manger... Je pouvais pas avant. C’est bien exposé, il y a le soleil toute la journée, un grand balcon... Ça me rappelait le pavillon d’Albertville[2]”. Mais cette domestication de l’espace avait, en fait, commencé bien avant celle du volume de l’appartement. Le quartier, l’immeuble et quelques premières impressions sur le voisinage immédiat avaient précédé  les considérations sur l’intérieur du logement. L’autonomie de la sphère privée se construit dans un rapport au dehors. La chaleur du foyer “puise sa légitimité et sa raison d’être par rapport au froid de l’extérieur”        ( Lamarche-Vadel 1990). Monsieur Croizer a dû construire la rupture avec l’environnement matériel et humain profondément stigmatisé. Les raisons professionnelles sont venues justifier son choix résidentiel. Monsieur Croizer n’est pas de ces “gens du quartier”qu'il considère volontiers "sales" et "violents". Il est venu travailler auprès de leurs enfants. Cela explique et légitime sa présence dans un quartier fortement déqualifié.
L’emménagement effectif commence par l’effacement des traces d’autrui. Pour être tout à fait domestiqué, l’espace vide fait l’objet d’une émancipation des utilisations antérieures. Le prédécesseur est chassé symboliquement. La construction d’une nudité initiale des lieux peut commencer. Construction imaginaire avant tout, elle est, aussi, travail  physique, tentative parfois laborieuse d’installer son univers domestique dans un cadre libéré de toute trace de vie ancienne. Les sanitaires font l’objet d’une attention particulière. Les traces, même imperceptibles, du corps de l’autre dans son animalité brute sont éliminées rapidement. La salle de bain est désinfectée. Littéralement, elle est privée d’infect. : elle est débarrassée de ce qui a pu y être fait. Nettoyer l’espace en arrivant, dénoncer les trace d’un aménagement précédent, installer ses propres objets deviennent des activités fondatrices d’un ordre à soi. L’objectif de l’emménagement, dit J-P. Filiod, est d’ordonner pour soi, de rendre propre au sens littéral un espace qui se constitue en espace domestique (Filiod 1996). Monsieur Croizer place ses meubles, dispose les bibelots, projette des améliorations...  Aventurier domestique, il conquiert l’espace.

Madame Croizer rejoint bientôt  celui qui vient de devenir son mari. Elle apporte quelques meubles, “Fatalement, on avait des tas de trucs en double”. Mais la fusion s’opère pour ne présenter bientôt qu’un mélange conjugal harmonieux. Un regard sur l’aménagement, sur l’ameublement permet, entre autres, de plonger dans la dimension diachronique de l’appropriation de l’espace. L’évocation du mobilier par éléments séparés est l’occasion de faire un parcours dans les expériences résidentielles. Quelques pièces héritées des grands-parents, les achats anciens, les achats récents... rappellent des périodes de la vie et trahissent les projets. On assiste, entre autres, au processus décrit par F. Zonabend de “mémorisation tangible de la généalogie” par ses objets et par ses meubles (Zonabend, 1980). L’ameublement inscrit dans la durée la face domestique de l’identité. Il rassemble de petits morceaux de soi. Ce que l’on a été, l’idée que l’on se fait de sa situation actuelle et les paris sur l’avenir trouvent écho dans l’aménagement de l’appartement. Pourtant, présentés en une synthèse qui se veut harmonieuse, les meubles n’ont pas pour vocation exclusive d’évoquer des périodes successives. Le jeu sur la diachronie consiste à révéler certains aspects de continuité tout autant qu’elle contribue à en masquer d’autres. “Au bout d’un moment, il y a des choses on se rappelle plus comment c’est venu là. On s’en fout, c’est à nous. C’est là parce que ça nous plaît.”  La composition du mobilier est présentée sur le mode électif et relève plus d’une synthèse en permanente re-élaboration que d’une accumulation. L’intérieur ne fait pas qu’imprimer les strates successives de biographies conjuguées. Plus qu'une trace, il est un signe de soi dans la durée. Il est un révélateur d’éléments pertinents de l’histoire et des projets des membres du foyer. Il est un ralenti de comportement assumé. Ce qui fait le mystère de la familiarité avec les objets, dit J-C. Kaufmann, c’est qu’on y dépose une part de son identité personnelle, familiale ou domestique (Kaufmann 1997).“Dans son élément”, l’identité domestique représente, à elle-même et aux autres, son intégrité dans la durée. Installés pour longtemps dans cet environnement urbain déqualifié, les époux Croizer impriment leurs trajectoire sociale dans l’intimité. Ils fabriquent leurs signes intérieurs de richesse.

 
Aménager

La mise en habitabilité est un travail incessant qui tente de garantir et maintenir la place de l’individu dans la société et règle en conséquence la position relative des membres de foyer. Pour ça, plusieurs techniques peuvent être mobilisées.
Le bricolage en est une. Activité à caractère non professionnel, Il prend place au cœur de la vie domestique. Il respecte ses règles et ses usages. Il mobilise, selon des procédures à soi, des savoir-faire très divers. Réalisation laissant place à des domaines réservés pour chaque membre du foyer, il est, lorsqu’il s’applique au logement, un moyen d’exprimer physiquement (lorsqu’il est effectivement réalisé) ou virtuellement (lorsqu’il est projeté ou rejeté) l’appropriation de l’espace intérieur. Il serait pourtant bien naïf de le considérer comme une pratique exclusivement privée, détachée des contraintes de l’habitat collectif. Il relève de l’ être là et s'articule avec les relations de voisinage. Chez les Croizer, Monsieur bricole “de temps en temps”. Les voisins sont, dit-il, très compréhensifs et, dans un élan généralisé de courtoisie, chacun manie la perceuse, le marteau ou la scie sauteuse “de temps en temps... du moment qu’on n’abuse pas et qu’on fait attention à cause du bruit.”  Acte essentiel d’amélioration de la qualité de vie et du confort intérieur, il est un dialogue permanent avec autrui (voisin ou visiteur), avec des objets, avec des matériaux et des modèles d’habiter. Dans l’appartement, le bricolage trouve une justification financière. Mais derrière les logiques strictement économiques, s’en cachent d’autres qui dépassent largement la politique du moindre coût. Le bricolage est au centre de la scène domestique. Il est au cœur des jeux de rôles entre acteurs du lieu.
"Quand j’ai rien à faire,  explique Monsieur Croizer, j’aime bien m’occuper les mains. Ici, le principal est déjà fait. Alors on bricole un peu dans la chambre du gamin. Ma femme s’occupe de la déco, moi c’est plus ce qui est bois ou  électricité”. Lui qui, jusqu’alors, avait, au cours des séquences d’entretiens, souvent concédé la parole à sa femme devient soudain plus loquace. Le bricolage possède une valeur significative dont l’importance complète le résultat tangible des réalisations effectuées. Ainsi, en plus des bienfaits matériels procurés par l’installation d’une prise de courant ou d’une étagère, bricoler permet à Monsieur Croizer de montrer, dans l’espace domestique, qu’il n’est ni inactif, ni paresseux. II se constitue en acteur du lieu. Il prouve qu’il n’est résolument “pas du genre à (se) mettre les pieds sous la télé en attendant que ça se passe”. C’est aussi, comme l’avait ailleurs remarqué N. Haumont, un moyen pour lui de se réaliser en dehors de la sphère professionnelle et d’utiliser un acquis de connaissances techniques non valorisé       (Haumont et al  1966). C’est, enfin, un moyen d’exprimer que les Croizer, propriétaires, sont durablement installés dans l’appartement. Même si un déménagement ultérieur n’est pas à exclure, “si on revend, dit monsieur Croizer, ça sera toujours mieux que quand on est arrivé. C'est ce qu'il faut se dire”. Des plus essentielles aux plus insignifiantes, les activités aménageuses intègrent et servent un modèle du monde, de soi et des autres qu’elles trahissent ou dont elles assurent la promotion. Par  et dans les efforts de bricolage et d’aménagement, des identités domestiques s’expriment et se perpétuent. “L’essentiel, c’est d’être bien chez soi”, me glisse, un jour, Madame Croizer. Je mesure, alors, combien cette réflexion peut contenir de niveaux de sens.

Quelque immeuble plus loin, Madame Tinseau, retraitée, veuve de cheminot, partage son petit F2 avec un vieux caniche de 15 ans. Son intérieur, surchargé de bibelots, permet d’explorer le rôle que joue le mobilier dans la sociabilité. Les décors intérieurs sont des compositions qui mémorisent et mettent en scène une histoire particulière. Les objets du foyer, sont des outils au service de la vie domestique, de ses valeurs et de ses représentations. Leurs usages, rappelle M. Rautemberg, prennent trois formes : “Les objets servent, représentent et décorent (Rautemberg 1989)”. Ils peuvent aussi remplir plusieurs de ces usages en même temps. Alors, entre technique, symbolique et esthétique, leurs statuts s’enchevêtrent. Parmi ces objets domestiques, il  en est, chez Madame Tinseau à partir desquels la conversation s’amorce facilement : ce sont les photos. Celles-ci décorent  l’appartement et représentent des personnages ou des événements. Mais à quoi peuvent-elles bien servir ?
Sur les murs, sur les meubles, accrochées ou adossées à un support, elles constituent une vaste sélection de moments de vie familiale.  Encadrées et mises en valeur dans le salon, on les retrouve aussi dans les endroits les moins publics de l’appartement, dans la chambre notamment. Entre discrétion et ostentation, elles constituent des dispositifs en tant qu’elles sont disposées et qu’on en dispose dans le but de produire un effet. Pour un oeil extérieur, des inconnus à table ou en tenue de mariage, des nourrissons dans les bras de leur mère, des hommes posant dans leur jardin, des maisons, des chiens, des locomotives... semblent ne rien pouvoir évoquer sans être commenté par la maîtresse de maison. Ces instantanés de vie familiale, bien obscurs pour un visiteur, semblent raconter sa propre histoire à leur propriétaire. Dans l’espace privé du logement, ces photos occupent, en fait, une place bien ambiguë. Loin d’être cachées aux regards, elles occupent le centre de la vie domestique.

Elles s’offrent aux regards des visiteurs qui ne peuvent cependant s’en saisir directement pour en tirer impression ou information. Pour y accéder, il faut que Madame Tinseau fournisse les clefs de la lecture. Dans un foyer “sanctuaire des sanctuaires”, pour reprendre l’expression de P. Lucas (Lucas, 1981), ces photos ne sont pas secrètes. Elles sont intimes. Madame Tinseau en garde la légende qu’elle partage ou non avec son visiteur, qu’elle conserve ou divulgue, désignant, ainsi, les degrés d’acceptation dans la sphère de l’intimité. Les photos de famille tiennent dans le logement une place singulière. Selon les cas, elles accueillent ou écartent. L’objet décrit devient, alors, objet second. Il devient, pour reprendre l’expression de G. Bachelard, un sur-objet. Exposées, les photos montrent, démontrent ou restent incompréhensibles. Elles se muent en d’efficaces dispositifs pour gérer l’entrée dans l’intimité.
Le mariage du fils, la naissance du petit-fils, le mari aujourd'hui décédé de Madame Tinseau seul dans son jardin, le couple devant le pavillon SNCF qu'ils occupaient "dans le temps" ou attablé avec quelques amis perdus de vue depuis... des photos en couleur ou en noir et blanc, récentes ou jaunies, présentent, dans la durée, une société réduite à quelques membres bien identifiés. Des poses explicites, des décors univoques, des cadrages sans ambiguïté marquent clairement le statut des personnages.  Les “mariés”, les “nouveau-nés”, “le chien”... tous semblent concourir à raconter une histoire personnelle. Les photos sont, aussi, traces pour soi de persistance d’identité dans la durée. Le temps se mue en espace. Le volume de l’appartement accueille le temps de l’existence. Outils de conversion espace-temps, le petit deux pièces sélectionne des instantanés d’existence et participe de la construction d’un monde idyllique. “Ici, commente Madame Tinseau, c’était devant notre villa. Les voisins c’étaient tous des amis. Lui, il travaillait avec mon mari. [...] Derrière, on voit le jardin. La gare, si vous voyez,  elle était sur la droite, un peu plus haut. Vous avez pas pu connaître... Enfin, c’est des souvenirs tout ça. Il reste plus rien (...) Tout est démoli”. Madame Tinseau tisonne énergiquement ses souvenirs mais les villas ouvrières ont  irrémédiablement disparu. Madame Tinseau a été relogée dans ce HLM. Elle se veut désormais une des dernières survivantes de ce petit monde cheminot qui, dit-elle, "faisait l’âme de Saint-Pierre des-Corps". Avec les repères du territoire s’estompent ceux de l’identité. Les vrais paradis, disait M. Proust sont ceux qu’on a perdus. Les choses, toutefois, “doivent conserver une part de leur identité à travers leurs transformations, faute de quoi, le monde ressemblerait à un asile d’aliénés” (Salhins 1989).

Sur des images soigneusement choisies s’édifie le roman d’une existence reconstituée, d’un destin qui se veut exemplaire. Instruments d’accès dans l’intimité, outils de sélection des proximités sociales, les photos présentent et préservent aussi une identité lisse et sans contradiction. Elles compensent un déracinement.

Si l’habitabilité s’exprime dans les mille attentions portées au logement et à ses objets, elle peut, tout aussi bien, s’exprimer dans son désintérêt. Au sixième étage, un appartement parfaitement identique à celui de Madame Tinseau semble par contraste bien désert, presque abandonné. Mademoiselle Ibawta nous y accueille pourtant chaleureusement. La jeune femme est arrivée du Cameroun il y a 4 ans. Elle avait 20 ans. A Saint-Pierre-des-Corps, elle a d’abord partagé, avec ses parents, ses frères et ses sœurs, un immeuble des environs. Aujourd’hui, étudiante en Administration Economique et Sociale, elle habite, pour la première fois, dans son propre appartement, en compagnie d'un jeune homme camerounais lui aussi. Le F2, trouvé “état  neuf”, est au cœur de la Rabaterie, un quartier “finalement beaucoup plus calme que ce que les gens pensent”. Simple passage vers un avenir encore chargé d’incertitudes, le logement est le lieu d’une précarité estudiantine transitoire et revendiquée. L’intérieur fait l’objet d’une attention à l’économie. Les matelas, posés à même le sol, la quasi-absence d’électroménager (à l’exception d’un impressionnant poste radio avec lecteur de disques compacts et d’une petite télévision bas de gamme) et l’assemblage disparate d’un mobilier mi-récupération, mi-premiers prix d’hypermarchés veulent évoquer un intérieur étudiant. “Vous avez dû connaître ça vous les appartements d’étudiants”  me glisse-t-elle. “ On est jeunes alors on s’en fout de tout ça”. On y mange. On y dort. Parfois, on y reçoit des copains. Pourtant, derrière l’apparente négligence, l’appartement est image de soi, trace de parcours et outil de sociabilité.
L’investissement du logement que développe Mademoiselle Ibawta est nourri par une implication intense dans le réseau de relations étudiant auquel s’ajoute une absence totale d’attachement au quartier. Mademoiselle Ibawta n’habite pas à la Rabaterie : elle y “vit”. La différence est de taille et justifie une modalité particulière d’investissement du cadre de résidence. Si aucun voisin n’a jamais franchi le seuil, les “copains de fac” sont souvent présents. Pour se “faire des bouffes” ils viennent de toute l’agglomération urbaine. Presque tous étudiants en AES, ils ont été disséminés autour des repères de la vie étudiante que sont les différents sites universitaires. Pour évoquer leurs lieux respectifs de résidence, ils développent en imagination un réseau en étoile qui s’organise autour des pôles d’activités estudiantines. Les extrémités du réseau sont les appartements des uns ou des autres, de ceux qui n’ont pas eu la chance ou les moyens de trouver à ce loger “près de la fac”. A ce mode de représentation, s’ajoute une parfaite méconnaissance du quartier de résidence. Certains, même, vont jusqu’à en  ignorer le nom.  Ceux qui ont eu la bonne fortune de voir leur dossier accepter par un organisme HLM délèguent au hasard l’attribution de leur adresse. La garantie d’avoir un loyer bon marché s’accompagne, en général, de la quasi-certitude de ne pas être en centre-ville. Tous espèrent alors se voir   proposer “quelque chose de bien” . La qualité intérieure de l’appartement (taille des pièces, état de propreté initial...) et la distance par rapport aux sites universitaires fréquentés mesurent le degré de bonne fortune ou la qualité des “bons plans” des uns et des autres.
La précarité de l’aménagement est ici au service d’un discours sur l’implication dans le monde étudiant, un monde comme pourvu de repères géographiques propres, suspendant ou réinterprétant les autres. Mademoiselle Ibawta trouve dans ses nouveaux repères toutes les ressources pour légitimer le fait de "vivre là".

Mise en ordre


L’ordre et la propreté du logement  figurent la mise en correspondance d’un ordre des choses avec des schémas mentaux dit M. Douglas, d’où l’agacement que l’on ressent quand on constate le désordre de la maison et le calme que l’on éprouve quand le rangement est enfin terminé (Douglas 1966). Cet acte de mise en correspondance que constitue l’activité ménagère ne relève pas uniquement du domaine de la raison. Il appartient plutôt au registre de “l’évidence incorporée” (Kaufmann op cit). Trajectoire résidentielle, opinion de sa propre situation sociale et importance concédée au regard d’autrui alimentent le rapport à l’espace habité jusqu’à son nettoyage et son rangement. Les savoir-faire personnels, présentés comme “allant de soi”, s’élaborent à partir des modalités d’appréciation de ce qui est sale et désordonné. Ils organisent ensuite le traitement qu’il convient d’appliquer pour obtenir un appartement jugé “en ordre” et “présentable”. Madame Bedu sait “tenir”  son intérieur. Locataire depuis plus de deux ans d’un F3 dans une des barres, la jeune femme au foyer de 24 ans est mère d’une petite fille de 3 ans et mariée à un ouvrier employé dans une usine voisine. Elle entretient avec soin et beaucoup d’expérience l’appartement qu’elle occupe avec son mari et sa fille de deux ans. La jeune femme n’est “pas bordélique”  et espère bien que cela se remarque.

Nettoyer

Le ménage est un dialogue permanent entre une idée du monde et d'objectives conditions de logement. Comme tout dialogue, il a ses règles et ses usages. Faire le ménage vise, avant toute chose, à repérer les attaques de “la  crasse”. Pour cela, la jeune femme mobilise 3 indicateurs : le visible, l’olfactif et l’hygiénique.
Le visible consiste à repérer les indices impliquant la nécessité d’un nettoyage. Les traces de graisse dans la cuisine, de poussière dans le séjour ou les moutons dans les chambres sont les signes normaux  qui indiquent l’urgence du ménage. D’autres signes visibles peuvent apparaître qui n’appartiennent pas au registre du normal. Il s’agit essentiellement du mélange de saletés distinctes spécifiquement attribuées à chaque pièce. Le critère de visibilité de la saleté met en lumière un aspect de la stratégie de nettoyage développée par Madame Bedu. La mise en ordre fait respecter la mise en pièces. Il peut être normal d’avoir, dans chaque sous espace de l’ intérieur domestique, des salissures spécifiques à condition que cela indique la nécessité d’un nettoyage immédiat. Les échanges, eux, sont intolérables. La subdivision de l’espace domestique est l’objet de permanentes attaques contre lesquelles les activités ménagères sont chargées de veiller et d’intervenir. Faire le ménage est un acte de préservation d’un ordre à soi. Et, à la Rabaterie, l’exiguïté et la proximité des logements HLM rendent les problèmes plus aigus et les nécessités d’intervention plus impérieuses.
Le deuxième critère de saleté développé par Madame Bedu est défini à partir du caractère olfactif. Est sale ce qui sent mauvais ou, plus exactement, ce qui est susceptible de dégager de coupables relents. L’odeur est, en général, plus anticipée qu’elle n’est constatée. Lorsqu’elle se dégage, il est déjà trop tard : le responsable de la tenue de l’intérieur, le gestionnaire de l’ordre ménager a failli à sa mission. Il s’expose à la réprobation de la part des membres du foyer, des visiteurs ou même du voisinage. Alors, pour éviter cela, la jeune femme descend, consciencieusement et très régulièrement  les poubelles. Elle aère les chambres tous les matins. Elle ferme les portes lorsqu’elle s’affaire aux fourneaux. Incontrôlables dans leur diffusion, redoutables dans leur ténacité, les odeurs sont d’insidieuses accusatrices qui peuvent porter l’opprobre, parfois très loin et très longtemps, sur un locataire accusé de ne pas bien tenir son ménage. “Il y a des gens, chez eux, ça pue jusque sur le palier. Moi, j’ai pas envie qu’on dise, tiens-, elle doit pas beaucoup s’occuper de son chez-elle... Des fois, y a des odeurs, quand on est dedans, on s’en rend pas compte.” La mise en ordre est chargée d’enjeux. Elle est acte de préservation des limites qui jalonnent les micro-espaces du “chez-soi”. Elle contribue à entretenir une identité domestique rigoureusement dimensionnée.
Hygiénique  peut être le terme pour qualifier un  dernier critère de saleté développé par Madame Bedu. De hugieinon  (la santé), l’hygiène qualifie ce qui est sain et renvoi à l’idée de propreté dans un registre intime. Il s’agit, dans ce cas, d’apprécier un état de salissure continu et d’y remédier régulièrement. Il est plus, ici, question d’entretien  que véritablement de nettoyage. Ce critère allie les indicateurs de périodicité ("Je lave le par-terre toutes les semaines au moins" ) et d’utilisation réelle de l’espace (“Quand il y a eu du passage, je passe un petit coup de balai”). Il est, de tous les critères, celui par lequel la jeune femme exprime le mieux sa volonté affirmée d’asseoir un contrôle total et permanent sur la tenue de son ménage. Le maintien en habitabilité de l’espace apparaît comme un acte de contrôle du temps et des mouvements. Ainsi, Madame Bedu se présente-elle comme la gestionnaire incontestable de l’occupation spatiale domestique.

Parente, sans doute, de la ménagère de P. Sansot, Madame Bedu pourchasse la saleté. Avec infiniment plus de modestie, son action n’est pas sans rappeler celle du Démiurge ou du Grand Prêtre. Comme eux, elle a vocation à passer du Chaos à l’ordre. Comme eux, elle crée. Et créer n’est pas nécessairement produire à partir de rien. C’est générer de l’ordre dans un ensemble confus. “La ménagère, comme les grands prêtres mais plus souvent qu’eux se doit de réguler un chaos menaçant” (Sansot 1991). Pour les uns, le Cosmos, pour l’autre l’exiguïté d’un petit logement HLM, la différence d’objet paraît immense. Reste la démarche. Et Madame Bedu, garante d’habitabilité, déploie beaucoup d’habilité dans l’accomplissement de  sa mission, beaucoup de savoir-faire pour “tenir [son] chez-soi”. ;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;

Ranger

Intimement lié au nettoyage, le rangement participe de la même activité de “faire le ménage”. Comme le nettoyage, le rangement est chargé d’enjeux. Madame Bedu joue son statut de maîtresse de maison, sa capacité à recevoir et garantir le bien-être familial. Pour se tirer honorablement de sa mission, elle re- interroge, à l’occasion, sa déjà longue expérience de l’exiguïté. Il faut, pour le confort familial et le regard potentiellement inquisiteur du visiteur, que tout soit “à sa place” et que l’appartement présente une image jugée “acceptable”.  Pour sentir que tout est bien rangé, deux critères principaux structurent l’appréciation de Madame  Bedu : le visible et l’expérimentable.
Le visible permet de repérer immédiatement ce qui n’est pas à sa place et trahi la fausse innocence de l’apparente évidence des emplacements. Il s’agit, dans un premier temps, de signifier le respect de l’assignation des pièces. Madame Bedu insiste sur l’irréprochabilité du “living” destiné à la réception. Il y a une stricte hiérarchie des lieux à tenir propres et rangés. Par sa fonction de réception le séjour est très  haut dans cette hiérarchie. Viennent ensuite les chambres, ces pièces “à nous” que madame Bedu range régulièrement. Et puis, il y a le “cagibi” ce recoin bricolé, aménagé dans la cuisine entre le lave-linge et le mur, ce recoin que seule fréquente la maîtresse de maison. D’autres familles l'ont relayé semblables "fourre-tout" sur le balcon. Elle a préféré le soustraire aux regards. Dans ce coin, le désordre s’inscrit dans le temps infini. C'est le seul endroit que Madame Bedu avoue n'avoir jamais rangé. Dans ce "petit bazar" protégé du regard des autres, elle est seule à "s'y retrouver".


En maîtresse de maison consciencieuse, la jeune femme entretient la distinction entre public et privé. L’aménagement a fixé les choses que l’on doit voir dans chaque pièce. Le rangement, quant à lui, traque les choses que l’on ne doit pas y voir. Dans son appartement, Madame Bedu cache le trop vieux et préserve le trop neuf. Ces logiques valent avant tout pour les biens les plus irremplaçables, et ce pour quelque raison que ce soit. Cette mesure de sauvegarde touche avant tout le mobilier du séjour. Le “napperon de tête” protège le dossier du canapé et contribue à retarder la lente assimilation de l’équipement domestique. La mesure touche aussi les peintures murales les huisseries intérieures... ces éléments du logement dont on ne contrôle que très mal l’entretien et le remplacement. Le rangement masque les outrages du temps et stabilise l’ordre des choses.
Parallèlement au visible, l'expérimentable constitue un second critère de rangement. Lorsque Madame Bedu constate le désordre par expérimentation, il est déjà trop tard. On ne “retrouve plus rien”. Le désordre est installé. La sanction du “bazar”  ambiant indique l’impérieuse nécessité d’une re-mise en ordre. Le dérèglement de la mise en habitabilité est une situation exceptionnelle (mais non nécessairement anormale) qu’il convient de rectifier au plus vite. “Quand il y a eu du monde... Des fois, on sort des choses qu’on a pas l’habitude. Le service à apéro... des choses comme ça. C'est normal, après, il faut ranger.”  La mise en ordre prépare et répare l’intrusion de l’autre. Elle contribue à organiser, à domestiquer une possible interaction avec autrui sur le terrain du privé. 

 

Mise en scène


Cet intérieur bien à soi peut servir de base à un discours sur l’altérité toute proche que représentent les “gens de la cité”, ces locataires HLM tout proches dont on imagine des styles de vie bien différents. Dans la vie de l’intérieur, l’extérieur reste bien présent.

Enfin chez soi !..         ......................       

Après “une journée de boulot”, Monsieur Croizer est content de se retrouver chez lui. L’ordre intérieur le repose du “n’importe quoi” qui, dit-il, caractérise l’ambiance du quartier et de son lieu de travail. “Dehors, vous avez les collègues d’à côté qui salopent tout. Après avoir été là-dedans toute la journée, c’est agréable de se retrouver chez soi”.

Dans ses meubles”, Monsieur Croizer se ressource. Cet espace, dont il domine l’organisation, est paisible et ordonné. L’ordre intérieur devient un repère “garde-fou” du soi. Il est, comme le remarque J-C. Kaufmann, le monde familier qui contribue à construire et jalonner une identité dispersée, contradictoire et mouvante (Kaufmann op cit). Il est un outil symbolique de “dé-altération”. “On ferme la porte, on est chez soi”. C’est un autre univers qui commence. Le cadre fermé de ce monde domestique est un cénacle dont Monsieur Croizer aime à retrouver le paysage rassurant. Il faudra, parfois, attendre quelques instants pour que, grâce à quelques manipulations d’objets, Monsieur Croizer prenne toute la mesure du fait qu’il n’est “plus au boulot”. Quelques micro-rituels quotidiens jalonnent une domesticité réparatrice. “Quand je rentre, J’aime bien écouter le répondeur, me mettre dans le canapé... des trucs comme ça...  Je décompresse”.  Pour être “enfin chez lui”, Monsieur Croizer recrée un univers de gestes et de sons familiers. Habiter c’est aussi construire des ambiances propres à accompagner un environnement spécifique, comme une bulle spatio-temporelle d’autant plus intensément privative que l’extérieur se fait plus oppressant.
De cette bulle part une étrange et complexe “connexion” avec l’extérieur. Au moment de l’enquête, il n’y a pas d’accès Internet chez la famille Croizer. Il n’y a d’ailleurs pas encore de micro-ordinateur. Il n’y a pas non plus d’équipement satellite. Il y a juste un impressionnant poste de télévision écran large, son stéréo... surmontant un magnétoscope pourvu de toutes les options, un équipement d’une grande complexité technologique. Au sein du foyer, cet appareillage domestico-médiatique occupe un statut particulier et remplit des fonctions spécifiques. Dans le domicile, base arrière d’une vie mouvante et dispersée,  il assiste la famille dans son effort pour se “tenir au courant”. Il déverse son flot d’informations. En cela réside la fonction pratique de l’objet. Il est aussi une merveille de technique et de progrès montrant, aux visiteurs et à eux-mêmes, que les époux Croizer ont les moyens économiques et symboliques, de posséder et de dominer un appareillage moderne, complexe et “cher”. En cela réside le statut high-tech de l’objet. Retranché dans son espace domestique, Monsieur Croizer utilise son équipement pour dominer l’espace et le temps. Il s’installe avant tout devant son poste pour, dit-il, “être au courant de ce qui se passe dans le monde”. Parallèlement l’utilisation du magnétoscope contribue à dominer la succession et la simultanéité des programmes de diffusions. Il abolit presque les horaires. Les époux Croizer sont satisfaits de cet appareil. Elle l’a  trouvé un peu coûteux mais bien agréable. Elle reconnaît aisément que “ça en jette”. Il ne tarit pas d’éloge sur les capacités techniques de l’engin. “Avec ça si on loupe un truc  [un programme] c’est qu’on l’a bien voulu”  "Au courant de tout", Monsieur Croizer engrange les arguments de discutions futures. L’appareillage domestico-médiatique assiste l’univers privé dans sa vocation stratégique. Il fournit les ressources et les informations qui préparent et réparent les tactiques victorieuses ou douloureuses menées sur les multiples fronts extérieurs.
De l’autre côté du parking, le lecteur compact disc de Mademoiselle Ibawta diffuse discrètement une musique d’ambiance. Ce soir, “il y a des copains à bouffer”. La jeune femme ne veut pas pour autant donner d’elle à cette occasion l’image d’une ménagère ou d’une maîtresse de maison.
A l’occasion, des “bouffes avec les copains” elle organise une réception au ras du sol. “Sans faire de manières”, Mademoiselle Ibawta et ses amis s’accommodent du minimum, organisent la pénurie de chaises et l’exiguïté de la table. Tout le monde mange assis par terre. Les éléments de la table sont posés à même le tapis. Quasi-constante dans les “bouffes” auxquelles s’adonne le groupe de relation cosmopolite, cette forme de réception est présentée comme une adaptation des conditions objectives de la pratique à une volonté de recevoir devenue signe de reconnaissance. L’intérieur, parsemé de mobilier africain, présente un savant mélange d’ethnicité et d’appartenance estudiantine. Dans ce cadre, les discussions des copains mettent en scène des personnages qui s’autonomisent les uns par rapport aux autres. L’idée collectivement admise selon laquelle le monde étudiant est un monde  d’ouverture, de culture et de curiosité alimente et justifie  l’intérêt pour les “cultures autres”. Autour d’un plat de nouilles “recette cité-U” collantes à souhait, l’étudiante africaine développe un discours de l’altérité, une altérité que l’on peut évoquer entre nous et chez nous : une altérité domestiquée.  De l’autre côté de la porte, le voisin, lui, représente une autre forme d’altérité : celle avec laquelle “on  n’a rien en commun”. Il est celui avec qui on ne partage que l’espace. Il est l’inconnu à tête connue. Il représente ceux avec lesquels il faut gérer la nécessité de co-présence. A l’altérité choisie du monde privé, répond l’altérité imposée des lieux de la vie quotidienne publique. Chez soi c’est comme nulle part ailleurs là que l’on se sent le droit de fermer la porte à l’importun.


Quand on est chez les gens.............................

Chez la famille Croizer, “on sait recevoir” ou, plus exactement, on a prévu une multitude d’outils spatiaux destinés à gérer en terrain privé les interactions avec autrui. L’agencement des éléments du mobilier est, comme l’a ailleurs constaté B. Le Wita, le moyen de faire connaître son statut par différents artifices (Le Wita 1988). Mise en ordre pour  soi, mise en ordre de  soi, la dimension symbolique du “chez-soi” est investie d’une capacité à communiquer à un éventuel visiteur une certaine idée de soi-même. Le petit couloir d’entrée, dépouillé de tout artifice décoratif superflu, où l’on peut discuter tout en gardant une distance convenable, la table du séjour où l’on reçoit les “enquêteurs” et où l’on expédie les démarches courantes, le canapé qui se prête à plus de convivialité, puis, de nouveau, la table autour de laquelle les invités se retrouvent pour dîner, la cuisine où certains proches s’autorisent parfois à “donner un coup de main”... l’appartement regorge de dispositifs spatiaux polysémiques et modulables utilisés pour signifier, simultanément, les statuts relatifs des personnes présentes et l’idée que se font les occupants de leur propre appartenance sociale. Divers artifices de mobilier, de tapis, de bibelots... distinguent l’espace dans la hiérarchie sociale tout autant qu’il distingue une hiérarchie de sous-espaces dans les relations sociales. Il existe, à l’intérieur du logement, une multitude de sous-seuils dont le franchissement ou le non-franchissement soulignent, comme l’a déjà remarqué C. Rosselin, les rapports entre les individus et, par conséquent, leur degré d’intimité (Rosselin 1995). Un modus vivendi  tend à s’instaurer quant aux usages d’espaces dont Madame Croizer suppose que chacun à préalablement intégré les règles essentielles. Les convenances s’impriment dans l’espace et les franchissements successifs rendent intelligibles les distances sociales qui séparent les personnes. “Quand on est chez les gens, on va pas partout. On fouille pas partout. Quand je vois les gamins qui courent partout, qui ouvrent les tiroirs et les parents disent rien, moi ça me met en boule. Je me dis que c’est du manque de savoir vivre.”  Hôtesse et maîtresse, Madame Croizer domine son espace et la manière de le disposer. Elle juge la manière d’en  disposer. Attention aux codes !

   
    

          Emménager, aménager, déménager, ranger, apprêter pour la réception... sont autant d’actes qui exposent ou trahissent une mise en habitabilité, une domestication du cadre formel de la vie privée. Loin d’être un objet détaché de l’habitant, le logement, en tant qu’  espace du privé, apparaît véritablement comme une modalité de sa propre existence. La fonctionnalité re-interprétée des espaces intérieurs confère une dimension à la vie privée et place les résidents dans un jeu de relations sociales. La mise en habitabilité est  un effort permanent auquel chacun se livre pour bâtir sa place dans ce quartier paupérisé, vieillissant et stigmatisé. Alors, chacun, à sa manière, gère ses idéaux aux prises avec les circonstances, organise le public et le privé et construit de l’espace vécu.
 Scènes ou coulisses des relations familiales, conviviales, professionnelles... le chez-soi se construit dans la relation sociale. Images de soi, images pour soi, les appartements HLM loués ou achetés s’animent et donnent à voir l’organisation de cosmologie personnelles. Ils prennent place dans une mise en ordre de soi, des autres et du monde. Ici, des familles et des individus expriment une volonté tenace d'échapper aux assignations et aux catégories. Bricolant l'espace, ils préservent une part irréductible d'indétermination et de secret. de toute la force de leurs compétences habitantes, ils semblent dire : "je ne suis pas ce qu'on pourrait croire!".

 

Références bibliographiques : ;;;;;;;;;

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Chevalier S., 1993. “Nous on a rien de spécial...” Autrement - Série Mutations, n°137.
Certeau (de) M., Giard L. et Mayol P., 1994 (1980). L’invention du quotidien Habiter, cuisiner, Paris, Gallimard.
Delaporte Y., 1986. “L’objet et la méthode. Quelques réflexions autour d’une enquête d’ethnologie urbaine”, L’Homme, 97-98.
Douglas M., 1992. De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte.
Filiod J-P., 1996. “ça me lave la tête. Purification et ressourcement dans l’univers domestique,” Ethnologie Française, n°XXVI, avril-juin.
Haumont N., 1966. Les pavillonnaires, Paris, Centre de Recherche d’Urbanisme.
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Kaufmann J-C., 1997 Le cœur à l’ouvrage - Théorie de l’action ménagère, Paris, Nathan.
Le Wita B., 1988. Ni vue, ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Paris, M.S.H.
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Rautemberg M., "Déménagement et culture domestique", Terrain, n°12, avril 1989.
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Rosselin C., 1995. “Entrée, entrer. Approche anthropologique d’un espace du logement”, Espaces et Sociétés, n°78.
Sansot P., 1991. Les gens de peu, Paris, Presses Universitaires de France.


[1] programme de Développement Social des Quartiers dits "sensibles".

[2] Où il vécu avec ses parents