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L'écriture ethnologique : le visible organisé

Par Denis la Mache

JEU DE CONSTRUCTION


"CONTENTE-TOI DE PEINDRE CE QUE TU VOIS !"


 

«La tâche que je m’efforce d’accomplir consiste par le seul pouvoir des mots écrits, à vous faire entendre, à vous faire sentir et, avant tout, à vous faire voir. Cela et rien d’autre mais c’est immense. »

Joseph Conrad : Le nègre du «Narcisse»

Décrire, reconstruire, mettre à jour... le complexe exercice de transcription du visible observé met, à son tour, en scène les acteurs dont il réorganise les agissements. S’agit-il, alors, de re-formuler les propos d’une population étrangère ou d’expliquer, de déduire et de conclure à partir de matériaux recueillis ?  L’écriture est-elle transformation désincarnatrice ou compilation ordonnée de points de vue ? Lorsque l’ethnologue écrit, qui parle, et sur quel ton ?

 

Dans tous les cas, le jeu d’écriture doit être la traduction linéaire et fidèle d’un projet de recherche particulier.

Jeu de construction TC  \l 3 "A - Jeu de construction"

 

« Sans l’écriture, le visible resterait confus et désordonné » dit F. Laplantine[1]. L’exercice ethno-graphique est la transformation scripturale d’une expérience. Il est organisation textuelle et lutte contre l’oubli. Mais la description est, avant tout, classement, organisation, construction. Les faits, hélas, ne parlent pas d’eux-mêmes. Ils sont saisis, organisés et intégrés dans une construction discursive sur les échanges observés. Véritable jeu sur le jeu, le compte-rendu anthropologique est l’application différée d’un système (celui de l’écriture) sur un autre (celui des échanges sociaux). Il est méta-construction. Mais quelle forme lui faire prendre ?

 

L’écriture est un piètre outil d’orchestration remarque C. Pétonnet[2]. Il lui faudrait plusieurs portées pour rendre tous les sons qui résonnent à la fois. Dans le grand ensemble de la Rabaterie, les biographies s’entremêlent et, ensemble, donnent une existence collective aux vies parallèles qui se construisent simultanément. L’exercice de la transcription de cette alchimie d’histoires singulières se heurte à la difficulté de rendre compte de la simultanéité des événements constituant la vie sociale. Hélas, l’écriture est linéaire. Elle ne peut exprimer, en même temps, ces paroles, ces odeurs et ces images qui donnent sens aux existences mêlées.

Le compte rendu peut, alors, prendre la forme d’une tentative de description au présent s’étalant dans l’espace sans se déployer dans le temps récapitulant dans l’instant des histoires enchevêtrées. Il peut, également, plonger dans la diachronie et raconter l’histoire jamais achevée d’une rencontre entre des individus qui s’observent et dont l’un d’eux habille son regard de prétention scientifique. Entre description et récit, l’écriture ethnologique doit trouver sa place sans se contenter de collecter puis restituer des informations déjà détenues par d’autres. Elle n’a pas plus pour vocation de relayer un contenu déjà existant mais à faire advenir ce qui n’a pas été dit, à «faire surgir de l’inédit[3]».

 

"Contente-toi de peindre ce que tu vois !" 

Il ne s’agit pas, pour autant ici, deTC  \l 3 "B -Contente-toidepeindrecequetuvois!Il ne s’agit pas, pour autant ici, de" dégager des lois cachées. L’explication, constate L. Wittgenstein[4], n’ajoute rien à notre compréhension mais consiste seulement à substituer un mythe à un autre. «Puisque tout est étalé sous nos yeux, il n’y a rien à expliquer [...] Là où nous devrions dire : tel ou tel jeu de langage se joue, ce n’est pas de l’explication d’un tel jeu de langage par nos expériences vécues qu’il s’agit mais de la constatation d’un jeu de langage[5]». Il faut faire voir les connexions dit L. Wittgenstein, en considérant l’écriture comme une activité de transformation du visible. Il faut, pour en rendre les logiques explicites, décrire les descriptions et raconter les narrations.

 

La vie s’organise et s’explique à elle-même. Derrière tout cela, bien sûr, des causes latentes et des structures inconscientes s’agitent en secret. Mais là n’est pas mon propos. Contente-toi de peindre ce que tu vois ! disait L. Wittgenstein.


[1] F. Laplantine : La description ethnographique  - Nathan, 1996.

 

[2] C. Pétonnet : On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues  - Galilée, 1979.

 

[3] La formule est de F . Laplantine : Op cit

 

[4] L. Wittgenstein : Remarques sur le «Rameau d’or» de Frazer  - L’Age d’Homme, 1982.

 

[5] L. Wittgenstein : Investigations philosophiques -  Gallimard, 1961.